Les Chevaliers du Travail: aux origines du syndicalisme moderne

Fondé en 1868, le Noble and Holy Order of the Knights of Labor (Noble et saint ordre des chevaliers du travail) était une organisation secrète pré-syndicale, de défense ouvrière, qui exista d’abord aux États-Unis en 1869, puis au Canada en Belgique et en France. Elle s’inspirait du modèle de société secrète maçonnique (très prégnant aux Etats-Unis) et de la tradition corporative des compagnonnages. Elle opéra de manière secrète jusqu’en 1878, puis connut un développement important jusqu’en 1886. Elle déclina les années suivantes, victime à la fois du développement du syndicalisme de masse, de la répression patronale et de conflits internes (notamment entre la base et la direction de l’Ordre).

Premiers pas aux Etats-Unis et au Canada

Les Chevaliers du Travail s’inspiraient de la tradition des loges opératives, véritable combinaison de corporations et de syndicats, qui, au Moyen-Âge en particulier, avaient servi de cadre d’organisation à diverses professions, comme celles du bâtiment.

L’Ordre des Chevaliers du Travail rassemblait, au sein d’une localité, tous les travailleurs, blancs et noirs, femmes et hommes, Américains « de souche » et immigrants (à l’exception cependant des indiens et des chinois): ouvriers qualifiés et non qualifiés, ouvriers agricoles, mais aussi artisans, petits commerçants, agriculteurs et travailleurs indépendants, à l’exception notoire des avocats, des banquiers ainsi que de tous ceux qui vivaient, d’une façon ou d’une autre, du commerce de l’alcool.

Malgré une répression immédiate, autant légale que sauvage, l’Ordre resta très populaire et se développa rapidement, sans doute grâce à son universalisme et à la probité de ses membres. Un peu partout, il initia des assemblées locales, instances d’organisation des membres et de gestion des grèves, et organisa la solidarité ouvrière dans les luttes, mais également au quotidien avec la création de sociétés de secours mutuels et de sociétés de bienfaisance influentes sur la sociabilité, le logement, la santé et la consommation dans les milieux ouvriers. En outre, l’Ordre développa des actions dites philanthropiques et, en particulier, de formation aussi bien générale que professionnelle. D’inspiration maçonnique, les Chevaliers du Travail, en tant qu’organisation secrète et clandestine, avait également des rites et des cérémonies d’initiation, des signes, des mots de passe, des sceaux, des symboles, etc.

Les Chevaliers du Travail se développèrent rapidement, de façon foudroyante et, à leur apogée, en 1885, regroupèrent plus de 700 000 adhérents, grâce notamment à une grève victorieuse des cheminots du réseau Gould qui fut très populaire et attira concrètement de nombreux adhérents.

La centrale syndicale dominante de l’époque, la FOTLU, qui devient l’AFL en 1886 (American Federation of Labour), n’apprécie pas de voir les Chevaliers du Travail et leur démarche interprofessionnelle s’installer et gagner en popularité, surtout dans les centres urbains importants. Cette rivalité découlait surtout du fait que les deux organisations avaient deux points de vue différents du syndicalisme. Alors que l’AFL défendait uniquement les intérêts des travailleurs blancs et qualifiés, et non pas l’ensemble des travailleurs ; les Chevaliers du Travail adoptèrent une vision plus large et à tous les niveaux des sphères sociétales. Alors que l’AFL ne se limitait qu’aux revendications économiques liées au travail auprès de l’employeur, les Chevaliers du Travail adoptèrent une stratégie globale de classe, socialiste, anticapitaliste mais réformiste. Le célèbre slogan « Une attaque contre un est l’affaire de tous », reprit par le mouvement syndical à travers le monde, vient d’ailleurs des Chevaliers du Travail.

Les Chevaliers du Travail adoptaient un point de vue beaucoup plus engagé socialement et avaient pour principal but de défendre les intérêts moraux et physiques des travailleurs. Ils revendiquaient le coopératisme universel des travailleurs pour instaurer un système de redistribution plus équitable du fruit du travail. Ils souhaitaient une implication de l’État dans la résolution des conflits en impasse (sous forme d’arbitrage), une réforme de l’éducation afin de donner le libre accès à la culture et à la connaissance pour les travailleurs au sein de leur communauté ainsi qu’un accès à la syndicalisation pour tous et toutes et non pas seulement aux travailleurs de métier (les ouvriers qualifiés). On peut dire que la Chevalerie du Travail, en Amérique du Nord, s’est constituée en l’absence d’un véritable syndicalisme à cette époque.

Dans ce cadre réformiste, les réalisations concrètes de l’Ordre demeurent timides. Cependant des percées voient le jour avec la semaine de 40h, la journée de 8h, la négociation collective, l’intervention étatique dans un conflit du travail, un régime de rémunération basé sur un système de coopération, l’interdiction du travail pour les moins de 15 ans.

Certes, rien de bien révolutionnaire, mais il faut bien rappeler qu’à cette époque, la juridiction légale des syndicats n’existait pas. C’était au bon vouloir de l’employeur de reconnaître la légitimité du syndicat dans son établissement ou branche d’activité. Les avancées conquises étaient réellement le fruit d’un rapport de force frontal, et souvent violent. Ce rapport de force était surtout le fait des assemblées locales, base de l’Ordre réellement constituée de la classe ouvrière, à l’inverse de la direction, paternaliste, composée de membres issus de classes plus aisées et considérant les grèves et les affrontements comme derniers recours. C’est cette différence de point de vue stratégique, selon l’identité de classe, entre base et direction, qui mena très vitre l’Ordre à sa chute.

Au Canada encore plus qu’aux États-Unis, les Chevaliers s’investirent dans la vie de la Cité. Dans de petites localités comme Galt et Saint Catharines, en Ontario, tout comme dans les grandes villes de Toronto, Montréal, Winnipeg et ailleurs, ils créèrent des assemblées locales pour satisfaire leurs revendications syndicales (salaires, conditions de travail…) mais aussi aborder et faire progresser des questions plus générales touchant à la santé, au logement, à l’éducation, à la formation de leurs membres et, au-delà, de toute l’humanité. Dans leur opposition au monopole industriel, ils lancèrent de nombreuses coopératives de producteurs et de consommateurs. Les Chevaliers du Travail canadiens furent régulièrement très présents et actifs sur la scène politique municipale où ils militèrent pour un amalgame de réformes radicales pour l’époque : abolition du travail des enfants, égalité des hommes et des femmes selon la formule « à travail égal, salaire égal » ; instruction publique… Ces réformes étaient souvent associées, selon les assemblées locales, à une critique du système capitaliste, tout particulièrement de l’exploitation salariale, qui pouvait se formuler ainsi : « nous ne croyons pas que l’émancipation des travailleurs réside dans l’augmentation des salaires et la réduction des heures de travail; nous devons aller beaucoup plus loin que cela, et nous n’y parviendrons que si le régime du salariat est aboli ». L’Ordre des Chevaliers du Travail peut être considéré comme à l’origine des premiers partis ouvriers indépendants, à l’origine du syndicalisme de lutte et confédéré, mais également à l’origine des courants mutualiste et coopérativiste qui perdurent de nos jours et, enfin, à l’origine de la problématique écologique, notamment en terme de développement durable.

Avec le développement du syndicalisme en tant qu’organisation de masse ne se présentant pas comme société secrète et clandestine, et l‘épisode douloureux de Haymarket en 1886 qui mit face à face la direction de l’Ordre (qui ne voulut pas se mouiller pour appuyer le mouvement social) et les délégués issus des assemblées locales (souvent initiateurs du mouvement et des grèves), l’Ordre des Chevaliers du Travail fut déstabilisé et s’effondra tout seul, résultat de trop grandes contradictions en interne. La grande base des Chevaliers du Travail avait cependant permis l’éclosion d’un nouveau type de syndicalisme, mesurant le poids global d’une classe ouvrière en plein développement, plus offensif que ce qui existait, si bien que c’est sans étonnement qu’on retrouve énormément de Chevaliers du Travail, ayant quitté l’Ordre suite aux événements de 1886, lors de la création en 1905 des Industrial Workers of the World (IWW) et la mise sur pied du syndicalisme moderne, industriel et révolutionnaire, en Amérique, copiant le modèle de la CGT française.

Pour ce qui est de la Chevalerie du Travail en France: http://syndicaliste.phpnet.org/spip.php?article568

 

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