Ce texte est l’avant-propos de Culture prolétarienne, chez Agone, collection « Mémoires sociales », 2004: http://agone.org/memoiressociales/cultureproletarienne/index.html
Écrits entre 1918 et 1923, les textes rassemblés dans Culture prolétarienne ont été publiés en 1935 et dédiés à la mémoire de Fernand Pelloutier, « serviteur de la classe ouvrière ». Ils s’inscrivent dans la tradition d’auto-émancipation du prolétariat du syndicalisme révolutionnaire français. Réédité en 1976 par François Maspero, et depuis longtemps épuisé, ce livre est « tout entier occupé par les problèmes que pose cette nécessité de la culture ouvrière ».
Écrivain, poète et militant révolutionnaire, Marcel Martinet (1887–1944) collabora à La Vie Ouvrière (journal de la CGT) et à L’École de la Fédération durant la Première Guerre mondiale. Premier directeur littéraire de L’Humanité (1921–1923), il quitta le PCF en 1924 et participa aux combats du petit noyau de militants syndicalistes groupés avec Pierre Monatte autour de la revue La Révolution Prolétarienne.
À la mémoire de Fernand Pelloutier,
serviteur de la classe ouvrière.
Le mot « servir » a deux sens : aux intellectuels fiers de leur « liberté » prostituée et à tous les révolutionnaires, je souhaite qu’ils apprennent à reconnaître l’un et l’autre.
Comme toutes les époques d’écroulement social, la nôtre pourrait être également une époque de reconstruction. Cela dépend des hommes.
Affirmer que la possibilité d’une reconstruction sociale dépend des hommes, c’est la négation même de l’imposture fasciste. Les fascismes supposent le mépris des hommes.
Les fascismes mentent en se disant anticapitalistes, mais ils sont en effet les témoins de l’agonie du capitalisme, comme ils s’efforcent d’être les rebouteux ignorants et rusés du système social condamné. Tout ce à quoi ils peuvent prétendre, c’est, en mêlant les pratiques brutales et les magies irrationalistes, à prolonger cette agonie par l’exploitation esclavagiste du prolétariat. Mais, par leurs stupides autarchies économiques et par les niaises mystiques nationalistes, qui fatalement les dresseront les uns contre les autres, ils risquent en même temps de tuer tout le misérable corps social contemporain.
Affirmer que la possibilité d’une reconstruction sociale dépend des hommes constitue une sorte d’acte de foi dans les hommes, dans tous les hommes, dans leur raison, dans leur volonté, dans leur puissance de refus. Mais toute l’histoire humaine, malgré ses douleurs et malgré ses crimes, justifie cette confiance, et la révolution prolétarienne la suppose. En libérant le prolétariat, la révolution ouvrière peut seule sauver le corps social : elle y est obligée autant par sa constitution organique que par ses doctrines.
Mais la crise de confiance qui accable l’humanité depuis la guerre a contaminé la classe ouvrière, elle-même. Conséquence du bouleversement et des contradictions économiques, la crise de confiance peut devenir à son tour une cause de nouveaux désastres, comme elle l’a été en Italie et en Allemagne. La bourgeoisie petite et grande est prête à se démettre de son destin aux mains d’un chef – du Chef, du Sauveur – qui, appuyé sur une hiérarchie de technocrates mercenaires, la sauverait de son désarroi et de son abdication, la sauverait d’abord de la force prolétarienne.
Car la bourgeoisie mourante a plus confiance en ce prolétariat qu’elle redoute qu’il n’a confiance en lui-même. Le capitalisme, en se décomposant, répand jusque dans la classe ouvrière des ferments de décomposition : chômage, xénophobie, etc. D’où précisément un terrain favorable à la gangrène fasciste, et un risque terrible de suicide de la civilisation.
L’heure est donc critique. Cependant certains symptômes annoncent que la classe ouvrière commence à se ressaisir. Mais il faut que ses hommes soient des hommes : non des machines, non des soldats, non des esclaves. Il faut que chaque individu soit une personne libre et voulant accomplir le maximum de son destin, dans une société riche qui permettra à tous les hommes ce maximum d’accomplissement. La révolution prolétarienne, c’est cela. Pour qu’elle triomphe, il faut que les hommes appelés à sauver le monde en se sauvant eux-mêmes, il faut que les hommes de la classe ouvrière s’instruisent et s’éduquent, méditent et développent leur capacité ouvrière et sociale. Pour acquérir cette culture nécessaire, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes : « Ni dieu, ni césar, ni tribun. »
Le présent livre, qui n’est pas né des circonstances mais qui répond aux circonstances, est tout entier occupé par les problèmes que pose cette nécessité de la culture ouvrière. Culture pour la masse et non pour quelques-uns : il n’est pas question ici de littérature prolétarienne, d’art prolétarien – nous verrons cela plus tard. Culture pour l’ensemble de la classe des travailleurs. En dédiant ces pages à la mémoire de Fernand Pelloutier, c’est à la classe ouvrière elle-même que je les dédie, et c’est avec toute ma vie que je les signe.
Marcel Martinet, Décembre 1935.